Sur quoi s'appuie Anne Cordier pour relativiser les problèmes induits par l'omniprésence numérique ? Toute l'argumentation s'appuie sur l'étude états-unienne ABCD. ABCD est “la plus grande étude long-terme du développement du cerveau et de la santé des enfants aux États-Unis”. C'est une initiative impressionnante regroupant de nombreuses institutions, et publiant les résultats de façon ouverte (open science). Cela permet à de nombreux scientifiques, participant à ABCD ou pas, d'utiliser les résultats pour produire de nouvelles connaissances.
En l'occurrence, l'autrice renvoie à une actualité titrée Rien ne prouve que le temps passé devant un écran soit négatif pour le développement cognitif et le bien-être des enfants (lien externe) publiée sur le site Developpez.com, une communauté francophone dédiée au développement informatique. Cette actualité fait référence à un article scientifique titré Impact of digital screen media activity on functional brain organization in late childhood: Evidence from the ABCD study (lien externe), publié en 2023 par Jack Miller, Kathryn L. Mills, Matti Vuorre, Amy Orben et Andrew K. Przybylski . Ce n'est pas une conclusion officielle de l'étude ABCD, mais un travail fait par une autre équipe de recherche en s'appuyant sur les données publiques de l'étude.
L'objet d'étude est la relation entre les diverses activités sur écran d'enfants de 9 à 12 ans et l'organisation fonctionnelle du cerveau, mesurée avec de l'imagerie à résonance magnétique (IRM). Sans méjuger la qualité scientifique du papier, qui conclut à une absence de lien significatif, on peut souligner que cela ne concerne que les enfants de 9 à 12 ans, que c'est auto-déclaré, et que cela prend largement en compte l'imagerie médicale pour mesurer les effets, donc une mesure physiologique. Il convient de rester très mesuré dans la généralisation : ça ne concerne que cette tranche d'âge, c'est d'une fiabilité relative du fait de l'auto-déclaration, et ce que cela mesure n'est pas “le bien-être”, mais des indicateurs multiples et complexes.
Le papier commence par affirmer que “l'idée que l'omniprésence croissante des appareils numériques a un impact négatif sur le développement neurologique est aussi convaincante qu'inquiétante” et finit en concluant “cette étude ne soutient pas les politiques visant à limiter le temps passé devant un écran pour protéger le développement neurocognitif”. Que viennent faire ces considérations politiques dans un papier de recherche ? Je trouve très bien que la recherche scientifique s'implique, avec et pour la société, et tente d'outiller les politiques publiques. Néanmoins, un papier qui publie des résultats négatifs avec une telle morgue, cela pose des questions : à qui profitent ces résultats ? Qui les finance ? Le papier est signé par 5 personnes, dont 2 auteurs correspondants : Jack Miller (lien externe) et Andrew K Przybylski (lien externe). Ce dernier est financé par la Huo Family Foundation (lien externe), créée par Yan Huo (lien externe), dirigeant fondateur de Capula Management, un fonds d'investissement impliqué (lien externe) dans Nvidia, Ishares Bitcoin Trust Etf, Dell, AMD, Alphabet, Microsoft, Apple... M. Przybylski a également conseillé bénévolement Meta (lien externe) et Google (lien externe). Il publie d'autres articles visant à prouver qu'il n'y a pas de problème lié au numérique, notamment sur les troubles du jeu vidéo (lien externe) (we did not find evidence supporting a clear link to clinical outcomes), le bien-être adolescent (lien externe) (The association we find between digital technology use and adolescent well-being is negative but small, explaining at most 0.4% of the variation in well-being. Taking the broader context of the data into account suggests that these effects are too small to warrant policy change), la santé mentale des adolescents (lien externe) (our statistical models suggested that the possible harmful influence of screen time on young people is fairly small), les bienfaits des jeux vidéos (lien externe) (Contrary to many fears that excessive play time will lead to addiction and poor mental health, we found a small positive relation between game play and affective well-being)...
Quand Anne Cordier écrit qu'une importante et robuste étude américaine, menée sur le long terme auprès de 12000 enfants entre 9 et 12 ans, conclut sans hésitation à l'absence de lien entre temps passé « devant les écrans » et incidence sur les fonctions cérébrales et le bien-être des enfants, elle commet plusieurs fautes déontologiques graves. D'abord, ce n'est pas l'étude ABCD qui conclut, c'est juste un papier parmi près de 1400 autres publications (lien externe). Ensuite, l'étude ne conclut pas au-delà de ses données, elle ne dit rien avant 9 ans ni après 12 ans. De même, absence de preuve n'étant pas preuve d'absence, cette étude ne peut conclure, parce qu'elle ne détecte pas de liens avec les données et la méthodologie, qu'il n'y en a aucun par ailleurs. Enfin, les conflits d'intérêts d'Andrew K Przybylski devraient inciter Anne Cordier à la plus grande prudence.
Pour l'anecdote, dans les commentaires de l'actualité (lien externe) sur Developpez.com, un membre de la communauté dont le pseudonyme est Fagus concluait comme suit : Etude reposant sur des mesures de qualité douteuse, des hypothèses statistiques hautement complexes et invérifiables par un non-expert, tant sur les mesures (IRM fonctionnelle de connectivité) que sur les tests de corrélation. Leurs modèle échoue tant à trouver des corrélations avec le temps d'écran qu'avec des tests psychologiques validés (test de dépression...). Il semble juste que leur modèle ne marche pas et qu'on ne peut rien conclure d'autre de cette étude.