Éduquer et interdire En réponse à Anne Cordier

Contexte

Dans un article titré « Interdire les écrans » ou « éduquer au numérique » : l'insoutenable alternative (lien externe), Anne Cordier s'interroge sur la pertinence des 29 propositions du rapport Enfants et écrans : À la recherche du Temps perdu (lien externe) qui, selon elle, "oscillent entre interdiction totale des écrans et nécessité de mieux former au numérique". Elle qualifie les inquiétudes de “panique morale” et les interdictions de “choix du repli”. Elle affirme qu'“il parait absurde de bannir les écrans des écoles maternelles”. Elle soutient que “les travaux scientifiques ne corroborent pas” le terme de catastrophe sanitaire et éducative concernant l'usage des écrans à la maison. Elle conclut que “succombe[r] à de nombreux endroits à un discours catastrophiste et [...] faire primer l'interdiction sur l'éducation” impliquerait de “renoncer à une prise en charge éducative de ces enjeux numériques”, ce qui serait à la fois une “démission” et “une défaite collective”. En bref, il ne faut pas interdire, il faut éduquer.

Une contradiction fragile scientifiquement

Sur quoi s'appuie Anne Cordier pour relativiser les problèmes induits par l'omniprésence numérique ? Toute l'argumentation s'appuie sur l'étude états-unienne ABCD. ABCD est “la plus grande étude long-terme du développement du cerveau et de la santé des enfants aux États-Unis”. C'est une initiative impressionnante regroupant de nombreuses institutions, et publiant les résultats de façon ouverte (open science). Cela permet à de nombreux scientifiques, participant à ABCD ou pas, d'utiliser les résultats pour produire de nouvelles connaissances. 

En l'occurrence, l'autrice renvoie à une actualité titrée Rien ne prouve que le temps passé devant un écran soit négatif pour le développement cognitif et le bien-être des enfants (lien externe) publiée sur le site Developpez.com, une communauté francophone dédiée au développement informatique. Cette actualité fait référence à un article scientifique titré Impact of digital screen media activity on functional brain organization in late childhood: Evidence from the ABCD study (lien externe), publié en 2023 par Jack Miller, Kathryn L. Mills, Matti Vuorre, Amy Orben et Andrew K. Przybylski . Ce n'est pas une conclusion officielle de l'étude ABCD, mais un travail fait par une autre équipe de recherche en s'appuyant sur les données publiques de l'étude. 

L'objet d'étude est la relation entre les diverses activités sur écran d'enfants de 9 à 12 ans et l'organisation fonctionnelle du cerveau, mesurée avec de l'imagerie à résonance magnétique (IRM). Sans méjuger la qualité scientifique du papier, qui conclut à une absence de lien significatif, on peut souligner que cela ne concerne que les enfants de 9 à 12 ans, que c'est auto-déclaré, et que cela prend largement en compte l'imagerie médicale pour mesurer les effets, donc une mesure physiologique. Il convient de rester très mesuré dans la généralisation : ça ne concerne que cette tranche d'âge, c'est d'une fiabilité relative du fait de l'auto-déclaration, et ce que cela mesure n'est pas “le bien-être”, mais des indicateurs multiples et complexes.

Le papier commence par affirmer que “l'idée que l'omniprésence croissante des appareils numériques a un impact négatif sur le développement neurologique est aussi convaincante qu'inquiétante” et finit en concluant “cette étude ne soutient pas les politiques visant à limiter le temps passé devant un écran pour protéger le développement neurocognitif”. Que viennent faire ces considérations politiques dans un papier de recherche ? Je trouve très bien que la recherche scientifique s'implique, avec et pour la société, et tente d'outiller les politiques publiques. Néanmoins, un papier qui publie des résultats négatifs avec une telle morgue, cela pose des questions : à qui profitent ces résultats ? Qui les finance ? Le papier est signé par 5 personnes, dont 2 auteurs correspondants : Jack Miller (lien externe) et Andrew K Przybylski (lien externe). Ce dernier est financé par la Huo Family Foundation (lien externe), créée par Yan Huo (lien externe), dirigeant fondateur de Capula Management, un fonds d'investissement impliqué (lien externe) dans Nvidia, Ishares Bitcoin Trust Etf, Dell, AMD, Alphabet, Microsoft, Apple... M. Przybylski a également conseillé bénévolement Meta (lien externe) et Google (lien externe). Il publie d'autres articles visant à prouver qu'il n'y a pas de problème lié au numérique, notamment sur les troubles du jeu vidéo (lien externe) (we did not find evidence supporting a clear link to clinical outcomes), le bien-être adolescent (lien externe) (The association we find between digital technology use and adolescent well-being is negative but small, explaining at most 0.4% of the variation in well-being. Taking the broader context of the data into account suggests that these effects are too small to warrant policy change), la santé mentale des adolescents (lien externe) (our statistical models suggested that the possible harmful influence of screen time on young people is fairly small), les bienfaits des jeux vidéos (lien externe) (Contrary to many fears that excessive play time will lead to addiction and poor mental health, we found a small positive relation between game play and affective well-being)...

Quand Anne Cordier écrit qu'une importante et robuste étude américaine, menée sur le long terme auprès de 12000 enfants entre 9 et 12 ans, conclut sans hésitation à l'absence de lien entre temps passé « devant les écrans » et incidence sur les fonctions cérébrales et le bien-être des enfants, elle commet plusieurs fautes déontologiques graves. D'abord, ce n'est pas l'étude ABCD qui conclut, c'est juste un papier parmi près de 1400 autres publications (lien externe). Ensuite, l'étude ne conclut pas au-delà de ses données, elle ne dit rien avant 9 ans ni après 12 ans. De même, absence de preuve n'étant pas preuve d'absence, cette étude ne peut conclure, parce qu'elle ne détecte pas de liens avec les données et la méthodologie, qu'il n'y en a aucun par ailleurs. Enfin, les conflits d'intérêts d'Andrew K Przybylski devraient inciter Anne Cordier à la plus grande prudence. 

Pour l'anecdote, dans les commentaires de l'actualité (lien externe) sur Developpez.com, un membre de la communauté dont le pseudonyme est Fagus concluait comme suit : Etude reposant sur des mesures de qualité douteuse, des hypothèses statistiques hautement complexes et invérifiables par un non-expert, tant sur les mesures (IRM fonctionnelle de connectivité) que sur les tests de corrélation. Leurs modèle échoue tant à trouver des corrélations avec le temps d'écran qu'avec des tests psychologiques validés (test de dépression...). Il semble juste que leur modèle ne marche pas et qu'on ne peut rien conclure d'autre de cette étude.

Interdire ou éduquer, une dialectique absurde

Qui impose de choisir entre interdire et éduquer ? Le numérique est un secteur hautement lucratif, dont une large part des revenus s'appuie sur des modèles publicitaires de captation de l'attention. Plusieurs secteurs peuvent être comparés, parfois de façon absurde, afin d'évaluer la pertinence de la question : “faut-il interdire ou éduquer ?”.

Commençons par le secteur du tabac, qui a pendant des décennies lutté contre les interdictions légales afin d'entretenir ses revenus, au mépris de la santé publique. Voir à ce sujet La fabrique de l'ignorance, pour découvrir les stratégies d'instrumentalisation de la recherche scientifique mises en œuvre. Depuis les Flambeaux de la Liberté d'Edward Bernays, le marketing, la publicité et le déploiement d'un soft power passant notamment par Hollywood se sont étendus et intensifiés. Les manœuvres incluent le financement de la prévention et d'initiatives luttant contre les problèmes de santé causés par le tabac. Alors, faut-il interdire les cigarettes aux moins de 18 ans, ou faut-il éduquer aux méfaits du tabagisme ? Autre proposition, encore plus avant-gardiste, faut-il interdire de fumer dans les lieux publics ou faut-il éduquer aux ravages du tabagisme passif ? 

Dans le secteur de l'alcool, même combat, les industriels et leurs agences de communication déploient des trésors d'inventivité pour tenter de contourner la loi Evin. Alors, faut-il interdire l'alcool aux moins de 18 ans, ou faut-il éduquer aux dangers de l'alcool ? Faut-il encadrer légalement la communication sur les produits alcoolisés, ou éduquer les agences et les annonceurs ? 

Un autre secteur très lucratif déploie une rhétorique troublante de proximité, celui des armes à feu. Guns don't kill people, people kill people est l'exact décalque de ce ne sont pas les écrans le problème, mais les usages. Pourtant, les États-Unis, où la National Rifle Association (NRA) agit pour la liberté de circulation des armes, sont les champions des tueries de masse. Cela amène Sacha Baron Cohen à produire Kinder Guardians, une parodie acide qui promeut les armes à feu pour les enfants (le Dino-Gun et le Rocket-Ship RPG). Alors, faut-il interdire les armes à feu, ou faut-il éduquer au bon usage ? 

Enfin, le secteur de la pornographie est un autre exemple de lutte constante contre la légifération. “Chaque mois, c'est plus de la moitié des garçons de 12 ans qui se sont rendus sur des sites pornos”, déclare Joëlle Sicamois de la Fondation pour l'enfance. Alors, faut-il interdire les sites pornographiques aux moins de 18 ans, ou faut-il éduquer à la vie sexuelle et à l'égalité ? 

La question est complètement fallacieuse, il faut interdire d'une part et éduquer d'autre part, cela ne s'oppose pas, mais se complète. La position politique qui s'oppose à l'interdiction est, dans tous les exemples précédents comme ici, au service de l'industrie.

Interdire ET éduquer, évidemment

Je suis d'accord avec Anne Cordier sur un point : l'utilisation du terme “les écrans” n'est pas pertinent. Un écran éteint n'a pas d'effet. Un ordinateur qui accèderait uniquement à Wikipedia ne causerait probablement aucun dégât. Il faut parler, d'une part, des industries prédatrices qui déploient des réseaux anti-sociaux (lien externe), et d'autre part du secteur des EdTech. Sous couvert de modernisation, c'est une course effrénée vers un numérique ubiquitaire et pervasif. Cette ruée vers la technique s'accompagne d'une fragilisation du service public, avec des conditions d'exercice toujours plus mauvaises pour les communautés enseignantes, toujours plus soumises à des injonctions économiques qui n'ont pas été choisies démocratiquement. 

Il n'y a pas de panique morale, mais une inquiétude bien légitime face à ce que nous vivons chaque jour avec nos enfants et adolescents. L'Australie interdit les réseaux sociaux aux moins de 16 ans (lien externe). La Suède abandonne le tout numérique à l'école et réintroduit des livres (lien externe). Tiktok a subi des interdictions (lien externe) en Inde, au Pakistan, en Afghanistan, en Jordanie, au Népal, aux États-Unis, en Albanie. En France, l'utilisation du portable à l'école est interdite depuis 2018 (lien externe), et la pause numérique est expérimentée depuis 2024 (lien externe)

Alors bien sûr, il faut éduquer. Plutôt éduquer au numérique que par le numérique, d'ailleurs, l'enjeu est bien plus important. Il faut aussi laisser les enseignants et enseignantes libres de mettre en œuvre des dispositifs numériques dans leurs séquences pédagogiques, comme ils et elles le souhaitent. 

Mais il faut aussi interdire, sanctuariser, protéger. Permettre à chacun et chacune de se concentrer. Laisser le temps du soin, de la connexion, de la résonance. Mettre l'humain avant l'outil. Garantir constitutionnellement le droit à ne pas utiliser internet (lien externe). Comme l'écrivent les amis et amies belges du Comité humain du numérique (lien externe)il faut que le numérique s'adapte à l'humain et non l'inverse.

Post-scriptum du 5 mai 2025

Julie Houmard (Lofong) a signalé deux problèmes dans mon article. 

“TikTok a bien été interdite aux Etats-Unis, mais cette interdiction n'a duré que quelques heures le 19 janvier dernier. Depuis, Donald Trump a suspendu cette interdiction.” En conséquence, j'ai modifié la formulation “TikTok est interdit” en “TikTok a subi des interdictions”, plus rigoureuse. 

L'autre point a permis de révéler un problème bien plus important. Dans le premier paragraphe de cet article, je cite la partie en gras de la phrase d'Anne Cordier “il parait absurde de « bannir les écrans des écoles maternelles » - comme le préconise le rapport de la « Commission Écrans » - alors que les programmes scolaires mentionnent, dès la fin de la Grande Section, la capacité attendue des enfants « à utiliser des objets numériques (appareil photo, tablette, ordinateur) »”. Julie Houmard trouve que le fait de tronquer la phrase est malhonnête, et trahit le propos de l'autrice qui pointe une contradiction entre le rapport et le programme.

J'ai donc revérifié le texte, et fait des recherches sur cette capacité “à utiliser des objets numériques (appareil photo, tablette, ordinateur)”. Et là, surprise, cette citation entre guillemets n'est pas dans l'annexe du BO n°25 du 24 juin 2021, ni nulle part sur le site du gouvernement. La source est une interview d'Anne Cordier par Théodore Azouze sur TF1 Info. La seule mention référencée par Google vient de cet article (lien externe). Cette prétendue capacité ne fait pas partie des programmes, c'est une invention d'Anne Cordier. Dans l'échange qui s'ensuit sur LinkedIn, cette dernière se justifie : “Formulation simplifiée du CRCN”. Si quelqu'un trouve la partie du cadre de référence des compétences numériques (CRCN) de la grande section de maternelle qui est simplifiée par cette formulation, je suis très curieux. Moi, je ne trouve pas. Et le CRCN n'est pas le programme, sauf erreur de ma part.

Une professeure d'université sait très bien la différence entre une citation entre guillemets et une “formulation simplifiée”. Alors, effectivement, j'ai raté une partie importante de la phrase. Cependant, ce n'est pas la partie, comme le pensait Julie, où Anne Cordier pointe avec justesse une contradiction entre le programme scolaire et une préconisation du rapport. J'ai raté la partie dans laquelle Anne Cordier invente une citation du programme scolaire pour disqualifier des propositions qui ne lui conviennent pas.  

Un grand merci, Julie, pour votre vigilance !

Post-scriptum du 13 mai 2025

Anne-Lise Ducanda m'a signalé une erreur dans mon post-scriptum du 5 mai. En effet, la formule “à utiliser des objets numériques (appareil photo, tablette, ordinateur)” est bien présente dans le BO n° 25 du 24 juin 2021, page 20, point 5.2.2, sous la forme “Utiliser des objets numériques : appareil photo, tablette, ordinateur.” Si la différence typographique n'a aucune importance pour le sens, elle empêche la recherche textuelle. Je présente mes excuses à Anne Cordier pour ce faux procès au sujet de l'invention de cette phrase, ce n'est pas le cas, je me suis trompé. 

Sur le fond, c'est le programme qu'il faut modifier en enlevant cette phrase et en clarifiant le paragraphe titré “Utiliser des outils numériques” qui précède la liste des attendus. Qualifier d'absurde une proposition de changement du cadre légal au motif qu'elle implique un changement du cadre légal n'est même pas un argument, c'est juste une manière de faire passer un point de vue personnel pour un impératif inaltérable. Il ne me paraît pas problématique d'attendre l'école primaire pour utiliser, de façon très raisonnée, les tablettes et les ordinateurs. 

Pour cette raison, et malgré l'objection de Julie Houmard (Lofong), je maintiens l'extrait cité en contexte. La mise en œuvre des propositions de la commission nécessitera des adaptations des programmes et des lois en vigueur, et Anne Cordier le sait très bien.

Ce site est produit par

Arnaud Levy

Co-fondateur de la coopérative noesya, développeur. Maître de conférences associé et directeur des études du Bachelor Universitaire de Technologie (BUT) Métiers du Multimédia et de l'Internet (MMI) à l'Université Bordeaux Montaigne. Chercheur associé au laboratoire de recherche MICA. Référent Approche par Compétences (APC) auprès de l’ADIUT.