Quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt

De retour de NEC 2024

Fin septembre, j’ai eu le grand plaisir de participer à l’édition 2024 de Numérique en Communs à Chambéry. Pour sa septième édition, l’évènement propose de construire un numérique d’intérêt général. Forcément, je me sens très concerné - lien externe. Comme à chaque édition, c’est une joie d’y croiser de nombreuses personnes que j’aime beaucoup, et qui contribuent activement à ce numérique d’intérêt général. Pourtant, un peu comme après l’édition de Bordeaux, je reviens avec l’impression d’une communauté schizophrène, dont toute une partie travaille activement à accentuer le problème que l’autre essaie de résoudre. 

Puisque vous parlez beaucoup de numérique, je vais vous montrer que le numérique, c’est mort.

José HalloyPhysicien

José Halloy & Alexandre Monnin : le numérique est un Zombie

Du vivant aux technologies zombies et inversement - José Halloy - Ethics by design 2022

Je vous invite à regarder cette conférence de José Halloy à Ethics By Design, en attendant la rediffusion (à venir ?) de la conférence de Chambéry. La description sur le programme montre à elle seule la position pathologique de NEC : “Bifurcations : du numérique au territoire, en finir avec l’insoutenabilité ?”, titre suivi de cette description : “Entre sobriété et croissance de l’offre technique, la voie à suivre pour construire un numérique responsable et le vivre ensemble peut être complexe. La recherche scientifique et le design offrent des outils pour accompagner nos décisions et les transitions territoriales, dans un environnement aux ressources finies. Et si le retour à la biophysique offrait une méthodologie moins complexe ? Et si bifurquer devenait une pratique désirable et positive dans la conduite de projets ? Cette Masterclass abordera les barrières au changement et explorera les outils des transitions numériques et territoriales”.

En réalité, cette conférence ne dit pas ça du tout. José commence par expliquer que l’explosion technique en général et le numérique en particulier ne peuvent physiquement pas perdurer, et constituent une parenthèse dans l’histoire de l’humanité. En gros, nous faisons la fête tant qu’il y a du pétrole dans le sol, fruit de millions d’années de photosynthèse. Il montre un graphique ressemblant à celui-là :

Combien de temps avant la fin de la parenthèse ? Difficile à prédire avec précision, mais les pénuries de matières premières sont déjà là. Pour un matériau stratégique comme le cuivre, absolument essentiel pour le numérique, l’horizon est en années (2030). Voir pour en savoir plus cet article d’Acome - lien externe, qui explique que non, le recyclage n’est pas une solution, et que nous risquons fort de nous retrouver avec des câbles nettement moins rapides. José explique ensuite qu’il y a deux types de soutenabilité, la forte et la faible. La soutenabilité forte, c’est la capacité à habiter la Terre pendant des millénaires. La soutenabilité faible, c’est la capacité à tenir pendant le 21ᵉ siècle, le temps de préparer la forte.

Ensuite, Alexandre prend le relais et explique qu’il s’agit nécessairement de renoncer, de fermer. Nous ne pouvons pas durablement vivre comme nous le faisons, il faut donc faire la carte de ce à quoi nous sommes attachés, par l’enquête, choisir de nous désattacher de ce qui n’est pas soutenable, et de nous réattacher à de nouvelles pratiques, à inventer. L’un comme l’autre soulignent à quel point la dépendance au sentier est forte, combien le navire est lent à manœuvrer. Il faut donc un effort conjoint, volontariste, intense, multidisciplinaire, afin d’inventer de nouvelles manières d’habiter la terre. La soutenabilité faible n’est pas un objectif en soi, cela nous permet “simplement” de gagner un peu de temps pour construire la soutenabilité forte. Les panneaux photovoltaïques, les voitures électriques, tout cela n’est pas réellement durable, nous disent José et Alexandre. 

Pendant ce temps, à Chambéry...

On pourrait croire que la communauté du numérique d’intérêt général est un pilier de cette réinvention. Pour s’en assurer, regardons les sujets des conférences et ateliers : découvrir un nouvel outil de pilotage, développer des indicateurs, utiliser l’IA, explorer le monde magnifique de la donnée, participer à l’élaboration du nouvel outil digital, imaginer des formes nouvelles d’accompagnement numérique, répondre aux défis numériques dans une ville à 50 degrés grâce à un atelier immersif, émanciper les habitants des territoires ruraux grâce au numérique...

Le numérique est trop souvent vu comme une solution, une voie inéluctable. Il faut éduquer au numérique, il faut lutter contre l’exclusion alors même que le numérique en est une cause, il faut trouver des façons d’utiliser des IA dans les services publics... Parce que oui, l’IA est partout. Bien que ce soit dans la plupart des cas des machines à générer de l’approximation à partir d’une quantité indécente de ressources, c’est quasiment un impératif moral.

Pendant que José Halloy et Alexandre Monnin nous montrent la lune et nous parlent de soutenabilité forte et de désattachement, une grande part de NEC regarde le doigt, et se demande comment numériser davantage le monde pour accélérer la “transition”.

Et pourtant, la plupart des personnes sont conscientes. On trouve bien sûr quelques techno-béats, confits dans leur confiance infantile en l’entrepreneuriat technosolutionniste, mais il y en a en fait assez peu à NEC. On y croise de très nombreux acteurs et actrices d’un alternumérisme pluriel, des technocritiques joyeuses, des fonctionnaires admirables et des contractuelles héroïques. On y sait que le numérique est le problème, et pas la solution. On y pense qu’il faut en sortir, pas totalement, mais fortement. Mais il y a cette double contrainte politique, omniprésente : numériser, mais tout en réduisant notre empreinte. 

Comment se positionner ?

Lorsqu’on fait quelque chose, il s’agit d’en sortir...

D’abord sortir de la bulle de l’IA. La smart city, la blockchain, les NFT, le metaverse, c’était pénible, mais l’IA passe un cap en terme de hype absurde. Je suis à la fois impatient que ça se finisse, et pas pressé de découvrir la bulle suivante. Lisez l’article de Thibault Prévost titré “Monopoly” - lien externe pour faire le point sur “le vaporware le plus cher, le plus inutile et le plus polluant de l'histoire des gadgets inutiles”. Des acteurs comme Elliott Management, Goldman Sachs ou McKinsey — pas vraiment des gauchistes technophobes — expliquent que l’IA générative ne sera “jamais économique, ne fonctionnera jamais correctement, consommera trop d'énergie et restera perpétuellement faillible”, et qu’il faut “regarder au-delà de la hype”.

Cette partie de Monopoly entre multimilliardaires pyromanes doit donc cesser, et il n'y a pas trente-six solutions : il faut les briser, comme la loi a brisé les “barons voleurs” du capitalisme industriel des années 20

Thibault PrévostJournaliste

Et plus généralement, il faut sortir du récit techno-solutionniste. Nous n’allons pas résoudre nos problèmes avec plus de technique : c’est précisément l’excès de technique le problème. Chaque technique amène son nouveau lot de problème, chaque gain d’efficience est absorbé par son effet rebond. 

Autre mythe dont il faut sortir : la libre entreprise. Cela génère une compétition sans fin, dans laquelle Musk, Bezos et une poignée de milliardaires de la tech s’enrichissent hors de toute proportion, au prix de la destruction de l’habitabilité de la Terre et de souffrances insupportables (écouter David Maenda Kithoko sur la réalité minière en République du Congo, dans la vidéo ci-dessous). L’entreprise ne doit pas être libre. L’économie ne doit pas être au-dessus du social et de l’écologie, elle doit être encastrée. Il nous faut construire un cadre légal afin de définir collectivement ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Et il faut le décider à des niveaux multiples : local, régional, national, international. 

Pour une écologie décoloniale du numérique (David Maenda Kithoko) — MiXiT2023

Pour une écologie décoloniale du numérique (David Maenda Kithoko) — MiXiT2023

... et d’y rester.

Si l’on voit de quoi il faudrait sortir, dans quoi faudrait-il rester ?

D’abord, il faut acter le droit à ne pas utiliser le numérique. Voir à ce sujet les magnifiques travaux du Code du Numérique - lien externe, dans lequel s’impliquent les amis Pascal Courtois et Élise Degrave (Justice sociale et services publics numériques: pour le droit fondamental d’utiliser – ou non – internet - lien externe). Ce droit à la non connexion constitue le point 2.3 du cadre NIG - lien externe. Il faut que le numérique soit choisi, et non subi, comme l’écrit Louis Derrac en caractérisant le numérique acceptable - lien externe. L’inscription dans la loi du droit à la non connexion libérerait une grande partie des acteurs et actrices de l’inclusion et de la médiation numérique. Ils et elles pourraient alors se consacrer à prendre soin des gens, ce qui me semble être aligné avec leurs vocations et leurs valeurs.

Ensuite, il faut construire un numérique frugal, pas dans une recherche d’efficacité, ni même d’efficience, mais dans une logique de robustesse (Olivier Hamant, Antidote au culte de la performance - lien externe). Un numérique qui fonctionne avec des câbles de cuivre recyclés, au débit lent. Un numérique qui s’appuie sur des périphériques et des infrastructures qui existent déjà, parce qu’il va être de plus en plus difficile d’en fabriquer de nouveaux. Ce numérique, réellement d’intérêt général, se mettra au service de ce qui compte vraiment : l’éducation, la santé, la justice, l’alimentation, la beauté... 

Enfin, il va falloir prendre soin. C’était l’objet de la très belle présentation de Jérôme Denis, à propos de son livre “Le soin des choses” - lien externe, co-écrit avec David Pontille. Prendre soin, ce n’est pas réparer. C’est une action quotidienne, dépourvue d’héroïsme, qui permet de faire durer. Prendre soin du numérique, donc travailler notre artisanat, qu’il s’agisse de design ou de code. Surtout, surtout, prendre soin du vivant, humain et non-humain. 

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Arnaud Levy

Co-fondateur de la coopérative noesya, développeur. Maître de conférences associé et directeur des études du Bachelor Universitaire de Technologie (BUT) Métiers du Multimédia et de l'Internet (MMI) à l'Université Bordeaux Montaigne. Chercheur associé au laboratoire de recherche MICA. Référent Approche par Compétences (APC) auprès de l’ADIUT.