Technocritique radicale
Une tentative de comprendre la posture technocritique radicale, en quelques ouvrages
Recension de l'ouvrage
Le livre est écrit par Julia Laïnae et Nicolas Alep, et publié aux Éditions La Lenteur en 2020. Julia Laïnae, membre des Décablés, est étudiante en philosophie et apprentie herboriste. Nicolas Alep, membre de Technologos, est informaticien en rupture de ban.
Après une introduction qui précise l'objectif de l'ouvrage, "attirer l'attention sur l'inconstance et le conformisme des différents courants alternumériques", le petit livre (125 pages) se découpe en 6 parties, suivies d'une conclusion.
Le premier chapitre explique et déplore la réduction induite par la numérisation (une grande part de la réalité est ignorée), l'omniprésence des technologies numériques et l'invasion matérielle sous-jacente, avant d'affirmer leur caractère inéluctablement régressif en renvoyant à Jacques Ellul (Le Bluff Technologique) et au Groupe Marcuse (La Liberté dans le coma). De fait, ni ce premier chapitre, ni les chapitres suivants ne présentent un caractère démonstratif à même d'expliquer la position technocritique radicale. Il s'agit d'une brève accumulation, pleine de colère, d'exemples de l'impact social et écologique délétère du numérique.
Le deuxième chapitre énumère les insuffisances de différents organismes. Le premier chapitre étant très fragile, il faut avoir lu Ellul et le Groupe Marcuse au préalable pour comprendre pleinement. D'abord, le Shift Project, qui promeut le numérique pour décarboner, sans lutter contre "la Mégamachine". L'Ademe, ensuite, qui serait "au service du développement durable des profits de l'industrie". Les ONG en général et Greenpeace en particulier qui ouvrent de nouvelles opportunités marketing "green" ou "fairtrade". L'ouvrage s'attaque ensuite au "cyberminimalisme" de Karine Mauvilly, qui promeut notamment le numérique reconditionné, et à la "green tech", de Fairphone à Ecosia : "qu'est-ce donc, si ce n'est l'inverse de l'écologie ?". L'association Lève les yeux a le grand tort de ne pas être anti-smartphone, mais de promouvoir un usage raisonné avec des "conseils (...) aussi tristes que désespérants". Et les actions de plaidoyer en faveur d'un numérique moins addictif régulé par la loi ne trouvent pas non plus grâce : c'est du travail gratuit au service de l'expansion de l'empire numérique.
Le troisième chapitre poursuit la litanie de critiques sous l'angle de l'inclusion, en commençant par l'État qui investit massivement dans la formation et la médiation numérique, avec l'objectif d'une société 100% numérique. L'association Fréquence écoles est ensuite épinglée pour son approche "naïve" au service d'une impossible "numérisation heureuse". Vient ensuite le tour de Class'Code, qui après avoir été l'objet d'une "improbable unanimité", fait le lit du "terrorisme feutré de la technologie" théorisé par Jacques Ellul en préparant l'exercice de la "banalité du Mal“ d'Hannah Arendt. "Nous ne sommes pas invités à remettre en question cet univers de réseaux, de codes, mais bien à y trouver notre place."
Le quatrième chapitre s'attaque au logiciel libre. Après un trop bref retour historique (lire plutôt Culture numérique, de Dominique Cardon), le tir à vue reprend avec Bernard Stiegler. Coupable d'avoir travaillé sur la ville intelligente. Coupable d'avoir utilisé un téléphone portable. "Est-ce une affaire d'argent, de financement ?" L'idée que peut-être Stiegler n'adopte pas une position technophobe parce qu'il pense autrement est tellement impensable qu'il faut le soupçonner de corruption et l'affubler du terme de "filousophe". Première (seule ?) phrase positive : "Bien sûr, nous aussi avons plus de sympathie pour la plupart des militants du logiciel libre que pour les commerciaux de Microsoft", avant un retour rapide dans le sillon : ce n'est pas parfait donc rien ne va. Les protocoles ouverts sont ensuite critiqués du fait du niveau d'expertise technique nécessaire pour y contribuer et de la présence d'entreprises industrielles. Les algorithmes passent ensuite sur le billot, en commençant par l'intelligence artificielle criminelle, avec pour arguments les films 2001 l'Odyssée de l'Espace, Terminator et Matrix. Biais, opacité, tous les poncifs y passent, avant de conclure à l'impossible neutralité du net et de s'abriter derrière Cornelius Castoriadis pour appeler à "une révolution totale".
Le cinquième chapitre parle du rapport entre numérique et politique. Le sujet est vaste, le chapitre est étroit. D'abord un syllogisme : l'open data, c'est de la donnée (Bruno Latour disait avec finesse "de l'obtenue"), et la donnée, c'est mal, donc l'open data, c'est mal. Ensuite la civic tech, "au mieux une impasse, au pire (...) une nouvelle modalité de la propagande en faveur du numérique". Donald Trump, printemps arabe, gilets jaunes, tout est bon pour d'abord souligner la manipulation de l'information liée au numérique (lire plutôt Noam Chomsky, Fabriquer un consentement) avant d'affirmer que les outils numériques n'ont pas eu l'influence positive prétendue, qu'il s'agit de manipulations. Enfin, l'État ne peut et ne veut pas réguler efficacement, le RGPD, la CNIL et tous les candidats à la présidentielle sont au service du développement du numérique. "Ceux qui font appel à la régulation d'État sont donc, au choix, mal intentionnés, gravement naïfs, ou les deux à la fois".
Le sixième et dernier chapitre propose d'actualiser la pensée de Jacques Ellul et de dépeindre "la réalité du système technicien de nos jours". Malheureusement il s'agit plutôt d'un collage rapide d'arguments d'autorité : l'éthique du numérique est impossible, un bon usage est impossible, l'action individuelle est impossible, l'inéluctable est inéluctable, Pix et Linky sont des terrorismes.
L'alternumérisme, en conclusion, n'est pas une voie pertinente. "Fausses solutions", "bien-pensance occidentale et urbanisée", tout est vain : "ni les commissions d'éthique ou de contrôle, ni les normes, ni les utilisations 'réfléchies' ne permettent de maîtriser le système technicien". "La seule solution est une désescalade technologique, avec des techniques simples et conviviales, ce que, par essence, le numérique ne peut pas être". Le livre s'achève sur la nécessité de reconstruire un monde "hors de l'électrification et de la numérisation intégrale".
L'ouvrage est sympathique et vif, plein de colère légitime et d'exemples, parfois pertinents, parfois agaçants. Malheureusement, il manque toutes ses cibles, là où réussit brillamment l'ouvrage "Plurivers" en mélangeant posture critique, discours nuancé, densité et propositions concrètes. Dans "Contre l’alternumérisme", il n'y a pas de subtilité, pas de densité et pas de propositions.
D'abord, il s'appuie sur les épaules des géants (Ellul, Charbonneau, PMO) pour toute l'explication de fond sur la technocritique, ce qui n'est pas un problème en soi, mais implique que son apport ne sera pas là. Le travail pédagogique est bien mieux fait par l'ouvrage du Groupe Marcuse, bien qu'encore insuffisant. On l'attend donc sur le paysage de l'alternumérisme et sa réalité vibrante, ou sur des voies d'action alternatives à l'alternatif.
L'analyse des actrices et acteurs du numérique alternatif, sa définition même, est très pauvre. Où sont Praticable, Gauthier Roussilhe, Timothée Goguely, Marie-Cécile Godwin, Louis Derrac, les designers éthiques ou le groupe EcoInfo du CNRS ? Que ce soit de la méconnaissance ou de la paresse, on n'apprendra que très peu sur l'alternumérisme en tant que tel, alors que c'est un mouvement très vaste et très pluriel.
Ensuite, l'absence totale de points positifs liés au numérique, par exemple sur l'accès à la culture, l'encapacitation locale ou la construction de réseaux émancipateurs, rend les critiques sans force. La phrase de Beaumarchais s'inverse : "sans éloges flatteurs, il n'est pas de liberté de blâmer".
Enfin, il n'y a pas l'ombre d'une proposition. Décâbler le monde, concrètement, ça veut dire quoi ? Utiliser des ressources pour déterrer les câbles ? Et en faire quoi ensuite ? Dénumériser, concrètement, c'est quoi ? Refuser tout ce qui est électrique ? Informatique ? La fragilité intellectuelle de la posture, son caractère purement oppositionnel, ressort dans la conclusion : "reconstruire un monde hors de l'électrification et de la numérisation intégrale de nos existences sur Terre". Je mets en gras le mot important : intégral. Parce que si l'on ne défend pas un refus intégral du numérique, alors, il faut faire du numérique, mais autrement. De l'alternumérisme, quoi... Et là l'ouvrage nous laisse au point de départ, sans avoir avancé d'un pas dans une direction ou une autre.
Si je partage une grande partie de l'analyse sur les dégâts, il faut je crois y ajouter un volet honnête sur les bienfaits pour une vue complète. Ma compréhension de la posture technocritique radicale n'a pas du tout avancé avec ce livre. En revanche, cela m'éclaire sur la grande colère et la profonde impuissance que semblent ressentir l'auteure et l'auteur du livre, et qui fait écho, bien que d'assez loin, à l'impression d'impuissance qui se dégage du podcast PMO / Floraison. L'auteure et l'auteur se réclament d'une certaine radicalité, mais il n'y a rien de radical dans leur déversement de reproches. La posture radicale de refus du numérique serait : pas de numérique du tout, pas d'électricité du tout. Au moment d'affirmer cette radicalité, le courage manque, peut-être parce qu'au fond, il n'y a là aucune idée intéressante sur le numérique ou sur la technique.
L'un des auteurs a écrit un très bon texte, à la fois humble, robuste et constructif, qui vient compléter intelligemment l'ouvrage et corrige son absence d'horizons.
Nicolas Alep, Quelques pistes de réflexion pour une décroissance numérique, 2021 - lien externe
Une tentative de comprendre la posture technocritique radicale, en quelques ouvrages
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