Sur la pensée de droite & les bienfaits du libéralisme
Un dossier de 3 articles en réponse à Michel Stenta
Que peut-on opposer à la théorie libérale ?
Un dossier de 3 articles en réponse à Michel Stenta
En effet, il est très probable que le libéralisme et le communisme soient tout à fait comparables pour ce qui est de la destruction des écosystèmes naturels et du mépris du vivant. Mais faire remarquer qu'on n'a pas été seul à causer un problème me semble être un parfait exemple de Whataboutism, cette technique rhétorique qui consiste à détourner l'attention d'un problème vers un autre. Non seulement ça ne résout rien, ça n'enlève aucune responsabilité au libéralisme, mais surtout c'est un argument surprenant : la fin du régime soviétique remonte à plus de 30 ans !
Il se trouve que l'accélération de la destruction environnementale désignée par les termes "anthropocène" ou "capitalocène" est parallèle à la vague néolibérale qui s'est déployée dans le monde depuis les années 80. Lancée par Reagan et Thatcher, puis largement mondialisée par les politiques de conditionnalités de la Banque Mondiale et du FMI dans les pays dits "en développement", émaillée de crises financières, d'accélération technologique (trading haute fréquence, cryptomonnaies...), c'est un tsunami depuis que la Russie communiste s'est effondrée.
Cette curieuse remarque écartée, tentons de répondre à la phrase clef :
Depuis 1953, Philip Morris International, Altria, British American Tobacco, Imperial Brands et Japan Tobacco International, surnommées collectivement Big Tobacco, savent que le tabac cause des maladies graves. Depuis 70 ans, elles ont organisé et financé une manipulation scientifique à grande échelle afin de maximiser leur profit. En 2018, la vente de cigarettes a permis de dégager un bénéfice de 55 milliards de dollars. Certaines entreprises (Philip Morris Internationa et British American Tobacco) présentent des marges bénéficiaires dépassant les 40%. C'est une industrie excessivement rentable.
Pourtant, voilà quelques faits sur le sujet publiés par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). D'abord, le tabac tue jusqu'à la moitié de ceux qui en consomment. Ensuite, le tabac fait plus de 8 millions de morts chaque année. Plus de 7 millions d'entre eux sont des consommateurs ou d'anciens consommateurs, et environ 1,2 million des non-fumeurs involontairement exposés à la fumée. Enfin, sur 1,3 milliard de fumeurs dans le monde, plus de 80 % vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.
La plupart des tentatives de régulation ont échoué, les Big Tobacco sont parvenus à exercer avec extrêmement peu d'entraves à leur liberté et à leur propriété. Et comme le mentionne en 2013 le discours de Margaret Chan, directrice de l'OMS, cela ne concerne pas seulement l'industrie du tabac, mais aussi l'industrie alimentaire (Big Food) et l'industrie des boissons (Big Soda et Big Alcohol). Toutes ces industries, et d'autres encore (Big Pharma, Big Oil...), ont réussi à éviter les régulations légales, et opèrent dans des conditions très proches des conditions rêvées par l'école autrichienne d'économie.
La doctrine libérale, prônant la liberté des acteurs sans intervention de l'État, a ici pu s'exercer de façon idéale. Le résultat ne peut pas s'appeler de la catallaxie : des profits privés monumentaux et un colossal problème de santé publique à l'origine de dizaines de millions de morts. On pourrait légitimement accuser l'idéologie libérale de crime contre l'humanité.
Pourtant, le niveau de vie a bel et bien augmenté de façon très importante depuis la seconde guerre mondiale. Le libéralisme en serait-il la cause ?
La fabrique de l'ignorance - lien externe
«La Fabrique de l’ignorance», la science à l’épreuve de la triche industrielle - lien externe
« Big Tobacco organise la remise en cause permanente des données de la science » - lien externe
Les scientifiques travaillant pour Big Tobacco de plus en plus mis sur la touche - lien externe
WHO Director-General addresses health promotion conference - lien externe
Tabac (OMS) - lien externe
Tactiques utilisées par l’industrie du tabac et les industries connexes pour attirer les jeunes générations (OMS) - lien externe
Expose tobacco - lien externe
The Perils of Ignoring History: Big Tobacco Played Dirty and Millions Died. How Similar Is Big Food? - lien externe
The smokescreen of the tobacco industry's use of science - lien externe
Utilisez les profits énormes de l’industrie du tabac pour la santé de la population - lien externe
À Cuba, l'espérance de vie est de 78 ans et le taux d'alphabétisation est de 99,8%. Hors, jusqu'à la fin des années 2010, le régime n'était absolument pas libéral. Donc, le libéralisme n'est pas la cause racine de l'amélioration des conditions de vie. On peut évoquer d'autres contre-exemples, comme la Chine (85 ans / 96,4%) peut-être l'Arménie (72 ans / 100%) ou le Bhoutan (72 ans / 71%), mais je n'ai malheureusement pas une culture suffisante pour dresser un inventaire exhaustif et pertinent. A contrario, on pourrait citer les pays très libéraux comme les États-Unis et l'Angleterre dans lesquels l'espérance de vie a commencé à baisser.
Pour dénoncer une proposition axiomatique, nous n'avons pas besoin d'un catalogue de contre-arguments : si un seul cas existe, tout l'édifice s'écroule. Comme Cuba existe, avec un niveau de développement élevé, hors de la doctrine libérale, c'est donc que l'idéologie libérale telle que posée par Rothbard et Hayek n'a pas de caractère scientifique. Une population humaine peut se développer avec succès hors de la propriété et de la liberté. Cela ne signifie pas que ces deux valeurs n'ont pas d'importance. Cela n'implique pas non plus qu'on ne peut pas obtenir des résultats en termes de développement dans ce cadre de pensée. Le postulat initial fixant le libéralisme comme seule voie permettant le progrès et la lutte contre la misère est tout simplement invalide scientifiquement.
Cela signifie que le libéralisme, le néo-libéralisme et la pensée libertarienne ne sont plus des propositions scientifiques, mais des théories obsolètes. Elles ne sont pas avérées, et ne permettent pas d'expliquer le monde tel qu'il est. Et elles ne constituent en aucun cas la seule et unique voie pour l'humanité, qu'il s'agisse de lutter contre la misère ou de favoriser son développement et ses progrès. Il y a des alternatives, pourrions-nous dire en contre-phrasant Margaret Thatcher. Cela signifie en conséquence que prôner le libéralisme comme solution aux problèmes de l'humanité n'est pas une posture appuyée sur la science, mais sur la foi. Il s'agit d'un dogme religieux.
Mais alors, si le développement ne vient pas du libéralisme, de quoi vient-il ? Je propose de considérer l'accroissement technologique comme source principale de l'amélioration des conditions de vie sur Terre, rejoignant en cela l'analyse que proposent Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain dans Le monde sans fin : nous sommes dotés d'une puissance technologique colossale, équivalent actuellement à 600 esclaves par personne en France. Voilà, à mon avis, une explication simple et pertinente de l'augmentation de notre niveau de vie. Mais il y a un mais...
L'idéologie du marché libre, qu'elle soit aux commandes de la technologie ou qu'elle soit l'esclave du techno-pouvoir, trouve sa plus grande contradiction dans la réalité physique et biologique. Il suffit, comme l'a écrit Ludwig von Mises, de regarder autour de nous, mais il faut regarder un tout petit peu plus loin que Ludwig : dans les forêts dévastées, dans les océans ruinés par la pêche au chalut, dans les écosystèmes qui subissent la sixième extinction de masse.
Cette extinction n'est pas une surprise. Idéologiquement, les libéraux voient la nature comme un réservoir infini attendant l'appropriation : il n'y a qu'à se servir. Ce n'est pas la seule doctrine politique à penser de cette façon, la Russie communiste n'a rien à lui envier sur ce plan. Comme il n'y a pas de conscience claire de la fragilité de notre habitat, et des conditions particulièrement miraculeuses qui nous permettent d'y vivre, aucun effort n'est fait pour préserver les conditions d'habitabilité de la Terre.
On pourrait croire que nous venons de réaliser cela, qu'on ne peut donc pas blâmer les personnes qui ont exercé leur pouvoir depuis 50 ans. Mais deux événements de 1972 et 1973 interdisent cet argumentaire lâche. Le rapport Meadows, publié en 1972, alerte avec force sur la finitude des ressources et la nécessité d'une redirection claire de nos pratiques productivistes et extractivistes. Il faut stopper la croissance. La seconde démonstration m'a été présentée par Alexandre Rambaud lors d'une formation à la méthode CARE (un modèle comptable pour préserver les capitaux humains et naturels) : Colin Whitcomb Clark a publié en 1973 un article scientifique titré "The economics of overexploitation", qui démontre mathématiquement qu'une ressource naturelle exploitée dans un cadre de marché libre aboutit systématiquement à l'épuisement de la ressource.
Cela fait 50 ans que nous savons. L'économie de marché, le libéralisme, le néo-libéralisme, le productivisme, l'extractivisme, sont des idéologies mortifères. Pour survivre dans cette mince couche d'une vingtaine de kilomètres d'épaisseur dans laquelle nous pouvons exister, il nous faut renoncer à ces idéologies infantiles. Il nous faut prendre soin, coopérer, et agir avec une vision à long terme pour préserver tout ce qui peut encore l'être.
The Economics of Overexploitation - lien externe
Le virage néolibéral planétaire depuis 25 ans : la nouveauté proclamée ou le dernier avatar du capitalisme toujours tel qu’en lui-même ? - lien externe
La destruction écologique, de ses causes, capitalocène-estadocène, aux propositions de remèdes - lien externe
Neoliberalism - the ideology at the root of all our problems - lien externe
La sixième extinction massive a déjà commencé - lien externe
Extinction de l'Holocène - lien externe
La 6e Extinction. Comment l’homme détruit la vie - lien externe
Il y a 50 ans le rapport Meadows alertait sur les limites planétaires - lien externe
Le rapport au Club de Rome : stopper la croissance, mais pourquoi ? - lien externe
La Terre a déjà connu cinq "extinctions de masse", bientôt une sixième ? - lien externe
La biodiversité en danger - lien externe
Biodiversité : près de 70 % des animaux vertébrés ont disparu depuis 1970 - lien externe
What to expect from the world's sixth mass extinction - lien externe
La méthode CARE - TDL, un modèle comptable pour préserver les capitaux humains et naturels - lien externe
Informations
Crédits