Sur la pensée de droite & les bienfaits du libéralisme
Un dossier de 3 articles en réponse à Michel Stenta
Après avoir découvert les penseurs du libéralisme, quelles surprises émergent ?
Un dossier de 3 articles en réponse à Michel Stenta
En partant de Murray Rothbard particulièrement, une question s'impose : pourquoi liberté et propriété ? La pensée libérale, dite aussi anarcho-libérale ou libertarienne, est axiomatique : en partant d'une proposition arbitraire, on déduit des règles, que l'on confronte ensuite à la réalité pour valider ou invalider les prémisses. Mais pourquoi ces penseurs se sont-il accordés sur ces deux fondements ? Pourquoi pas beauté et solidarité ? Ou justice et vérité ? L'exercice axiomatique est un jeu mental intéressant, mais il faut bien garder en tête que les hypothèses de départ sont juste des intuitions, des "Et si ?".
Je vous propose une autre proposition axiomatique, épistémologique cette fois : et si le groupe de penseurs à l'origine du libéralisme avait choisi ces deux valeurs suite aux traumatismes vécus pendant la seconde guerre mondiale ? Hayek, Rothbard, von Mises, Nozick et Kirzner sont tous juifs, et ont tous été contraints de fuir le nazisme. Se pourrait-il que le choix de la prémisse liberté soit une réponse inconsciente à l'horreur de l'enfermement et de l'assassinat dans les camps de concentration (et les goulags soviétiques) ? Quant à la seconde proposition, la propriété, se pourrait-il que les 38 valises d'écrits volés à Ludwig von Mises nous mettent sur la voie ? Les confiscations arbitraires et l'abandon de leurs biens matériels lorsqu'ils ont dû fuir le régime nazi ont probablement constitué de graves traumas. Et si le choix de la valeur propriété était une réponse intellectualisée à la souffrance émotionnelle causée par ces injustices ?
Rappelons l'axiome de non-agression de Rothbard : aucun individu ni groupe d'individus n'a le droit d'agresser quelqu'un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété. Si mon interprétation est juste, alors toute la pensée libertarienne est une sorte de thérapie, une réaction plus ou moins consciente à un syndrome de stress post-traumatique, qui peut se lire plus clairement de la façon suivante : aucun individu (Hitler, Staline) ni groupe d'individu (les nazis, les communistes) n'a le droit de m'agresser (moi, Murray) en portant atteinte à ma personne (me chasser, m'enfermer, me tuer) ou à ma propriété (me voler). Cette interprétation explique la profonde incohérence des positions de Murray Rothbard vis-à-vis des noirs, des clochards et des vagabonds, pour qui le principe de non agression ne s'applique visiblement pas : c'est une pensée auto-centrée, qui tente d'imposer à tous ce que l'on souhaite en fait pour soi.
Dans une démarche scientifique, si l'on utilise la méthode axiomatique, on doit abandonner les axiomes quand on rencontre un contre-exemple, car cela invalide le postulat de départ. Dans le cas du libéralisme, quand l'équilibre spontané (la catallaxie) ne se produit pas, la posture classique des libéraux est de blâmer les conditions de réalisation de l'expérience, typiquement, de dire que ça ne fonctionne pas parce qu'il y a eu trop d'interventions de l'État. Donc pour que le libéralisme fonctionne, il faut encore plus de libéralisme, ce qui s'est passé avec les politiques de conditionnalités imposées au pays du Sud global par le Fonds Monétaire International (FMI).
S'il existe un cas dans lequel, sans intervention de l'État ni autre contrainte extérieure, un marché n'est pas parvenu à un équilibre bénéfique pour l'ensemble des parties, alors la proposition libérale est invalide scientifiquement, et peut être consignée dans les archives de la science à côté des autres théories réfutées, comme la Terre plate au centre du système solaire ou le poids de l'âme. Si malgré des contre-exemples, on persiste à considérer cette proposition, ce n'est plus de la science mais de la foi : le libéralisme deviendrait alors un dogme religieux. Je développe quelques arguments contradictoires dans la troisième partie de ce texte.
Les penseurs français du libéralisme sont relativement différents sociologiquement par rapport aux fondateurs. D'abord, sur le plan religieux, ils semblent tous catholiques. Ensuite, sur le plan politique, beaucoup s'illustrent sur Radio Courtoisie, une radio proche de l'extrême droite, et soutiennent François Léotard (la "bande à Léo"), Alain Madelin, puis François Fillon. Géographiquement, ils sont concentrés à l'Université Aix-Marseille. Pascal Salin est à Paris-Dauphine.
Sur le plan scientifique, ils s'illustrent par une production relativement maigre, qui ne porte pas sur la théorie économique libérale en général, mais sur des aspects spécifiques comme la monnaie et la concurrence. Aucun ne semble avoir produit d'idée originale, ils se contentent de marcher dans les pas des pionniers de l'École autrichienne et de développer des analyses contextuelles (libéralisme et Fintech, libéralisme et concurrence chinoise...).
Sur le plan politique, ils participent à de nombreux cercles de "réflexion" qui sont en fait des cercles d'influence, écrivent des ouvrages et font des conférences pour vanter les bienfaits du libéralisme. Ils soutiennent activement les candidats politiques les plus libéraux. En synthèse, ils se comportent davantage comme des représentants de commerce que comme des scientifiques. Ludwig von Mises disait que "l'économie de marché n'a pas besoin d'apologistes ni de propagandistes", c'est pourtant exactement l'impression que donnent les libéraux français : une petite bande de VRP.
La parenthèse libérale de la droite française des années 1980. Le phénomène politique de la « bande à Léo » ou l’échec de la promotion d’un libéralisme contre l’État - lien externe
Aix-en-Provence, laboratoire d’idées du libéralisme - lien externe
La conversion au néo-libéralisme. - lien externe
Aux origines du néo-libéralisme en France - lien externe
La pensée libertarienne tient en haute estime l'innovation, dans sa logique schumpéterienne : détruire plus pour construire mieux. La question de la nature du mieux n'est évidemment jamais posée, dans la plus pure tradition techno-solutionniste ou développementaliste. La vision est téléologique : un horizon lointain de bien absolu et incontestable est visible, au loin, et toutes les nouveautés technologiques nous permettent de nous approcher de cet horizon. Il convient donc de favoriser l'innovation per se, peut-être pas comme une fin en soi, mais au moins comme la méthode normale, incontestable, pour favoriser le progrès humain.
La figure de l'entrepreneur, absolument centrale dans la vision des pionniers comme pour l'arrière garde française, est le véhicule de cette innovation. C'est l'entrepreneur qui a la vision de ce qu'il faut faire, et le courage de prendre des risques. C'est lui qui fait avancer le monde, et ce qui bénéficie un jour aux plus riches ruissellera le lendemain vers les plus pauvres. Sans ces éclaireurs du progrès technologique, point de progrès humain.
L'ambivalence des innovations n'est pas questionnée, ni la question du choix collectif entre différentes façons d'habiter la Terre. Il faut innover, il faut entreprendre, et tout ira bien. La notion de pharmakon chère à Bernard Stiegler — une technologie à la fois remède et poison, selon la quantité et la façon de l'utiliser — est totalement absente de la pensée libérale et libertarienne. L'innovation technologique est forcément bonne, et les masses n'ont pas voix au chapitre : elles n'ont de toutes façons ni la culture ni la vision pour prendre de bonnes décisions. L'élite techno-politique d'Ayn Rand affirme son mépris de la démocratie, comme Edward Bernays l'avait fait dans Propaganda : le peuple doit être dirigé par un gouvernement invisible, il n'est absolument pas capable de sagesse. On retrouve là également la question de l'architecture de choix derrière les nudges de Richard Thaler et Cass Sunstein.
En ce sens, le libéralisme est une oligarchie technologique qui ne dit pas son nom. Sous les idées de liberté et de propriété, c'est en fait un techno-pouvoir qui est à l'œuvre, aboutissant à un contrôle très vaste : technologie, finance, médias, État... Voilà de quoi éclairer les notions de Startup nation ou de New public management.
Si nous trouvions en troisième partie des contre-exemples, des cas de développement avérés (amélioration de l'espérance de vie et de l'alphabétisation, par exemple) hors du système libéral et néo-libéral, alors il conviendrait de constater que le roi est nu : la source du progrès serait la doctrine technologique et non la doctrine libérale.
Le dernier aspect qui m'interpelle se lit dans la différence entre Œconomie et Écononomie. Le mot œconomie, utilisé en 1615 par Antoyne de Mont-Chrétien, évoque la bonne gestion de notre bien commun. La graphie a ensuite été simplifiée, mais malheureusement les dimensions collectives, interdisciplinaires et la vision à long terme ont été oubliées au passage. Ce mot revient en usage, justement pour rendre son caractère transversal à une discipline qui s'est rétrécie au point d'en devenir inutile et hors d'usage. Comme Bruno Latour l'a écrit, l'économie doit être réencastrée dans l'écologie, sous peine de détruire les conditions d'habitabilité de la Terre. L'œconomie incarne cette vision, qui se préoccupe des conditions de vie des générations futures.
La pensée libérale n'est pas une pensée du vivre ensemble, mais une pensée du vivre au-dessus. Il s'agit d'un groupe d'hommes blancs riches et auto-satisfaits qui militent pour leur intérêt personnel, en se parant d'atours scientifiques d'une grande fragilité intellectuelle.
Que peut-on opposer à la théorie libérale ?
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