Écologie & surpopulation : de quoi le malthusianisme est-il le nom ?

J’entends régulièrement l’argument de la surpopulation mondiale au sujet des enjeux climatiques. À chaque fois, je trouve les propos nauséeux, j’essaie ici d’expliquer pourquoi…

En quoi consiste le propos ?

L'argument principal est très simple, un vrai syllogisme : chaque personne a un impact écologique, il y a de plus en plus de personnes sur Terre, il y a donc de plus en plus d'impact écologique des personnes. Dit autrement, le nombre de personnes est l'un des 2 facteurs de l'équation, l'autre étant l'impact de chaque personne.

De toute évidence, plus il y a d’humains sur Terre, plus il y a de consommation/combustion d’énergies fossiles et donc plus il y a d’émissions de CO2, quelles que soient par ailleurs les émissions de chacun.

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Évidemment, mathématiquement, c'est vrai : dans une multiplication, si l'un des termes augmente, le résultat augmente. Et si l'on veut que le résultat diminue, il est logique de se préoccuper de tous les termes qui augmentent, sans quoi la diminution de l'un risquerait d'être compensée par l'augmentation de l'autre.

Ajoutons le second volet de l'argumentation : les pays les plus pauvres sont les coupables de cette gabegie nataliste, et en plus ils veulent vivre comme nous ! Ils ne veulent pas rester pauvres, il veulent consommer comme les pays riches, ce qui va augmenter l'impact moyen de chaque personne. Non seulement ils sont trop nombreux, mais en plus ils sont sur la mauvaise pente carbone. La solution est frappée au coin du bon sens : il faut moins d'humains sur Terre.

Si nous voulons donner plus à chacun, ce qui est bien nécessaire dans la majorité des cas, nous devons nous orienter vers une stabilisation puis une lente diminution du nombre des hommes

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Le troisième volet, plus acrobatique intellectuellement, concerne la posture par rapport au changement climatique et à la redirection écologique. Je laisse un chantre présenter la démonstration ci-après, c'est à la fois éloquent et affreux.

Les pays développés, qui ont trop pollué la planète dans le passé, sont prêts à réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre. En contrepartie, les pays en développement, dans leur intérêt bien compris, devraient contenir avec la plus grande énergie la progression de leur population. […] Cette politique du donnant-donnant n’a même pas été esquissée. […] À défaut de relever ce défi, les générations futures ne pourront que constater amèrement que la surpopulation aura été “la mère de toutes les catastrophes”.

Gérard Maarek

L'idée générale que j'entends et que je lis, derrière ce triptyque argumentatif fragile, est la suivante : certes, le problème climatique est grave, mais il dépend tellement des pauvres qui font plein d'enfants et veulent des SUV, qu'il faut absolument résoudre d'abord le problème d'explosion démographique dans les pays pauvres, sans quoi nos gains d'efficience dans les pays riches ne compenseront pas l'impact climatique. C'est même, dans l'argumentation de Gérard Maarek, une condition dans une négociation bilatérale : sans que l'on sache comment les pays développés vont réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre, la diminution de la natalité des pays pauvres est le prix à payer pour qu'ils le fassent. Le plus troublant étant la mention "dans leur intérêt bien compris", qui sonne comme une mystérieuse menace à mes oreilles.

Les failles du raisonnement

D'abord, il est triste de constater que j'ai systématiquement entendu ces arguments énoncés par des personnes riches, occidentales, blanches et très éduquées. Ce constat n'a pas valeur d'étude, mais il est important pour comprendre comment un raisonnement erroné peut paraître vrai à des personnes cultivées, et pourquoi, comme dans les controverses américaines autour du "n-word", il est important de considérer la personne qui parle et d'où elle parle, et pas seulement le propos dans sa pureté intellectuelle.

En science, quand le comportement humain entre dans une équation, les choses deviennent non linéaires. C’est pourquoi la Physique est facile, et la Sociologie est difficile.

Neil DeGrasse TysonAstrophysicien

C'est là la faille majeure de l'argumentation : ce n'est pas un problème de moyenne. Ce serait très rassurant d'utiliser l'outil mathématique, qui nous donnerait une impression de contrôle de la situation. Ça ne veut pas dire que les mathématiques sont fausses, bien entendu. C'est juste que l'outil est inefficace pour comprendre la réalité, et donc la solution proposée est inadéquate.

Les 10% de Terriens les plus fortunés sont responsables de 48% de toutes les émissions de gaz à effet de serre mondiales, tandis que les 50% les plus pauvres ne sont responsables que de 12% du total

Gaëlle MackeDirectrice déléguée de la rédaction chez Challenges

Les pays riches polluent beaucoup plus que les pays pauvres. Les entreprises riches polluent beaucoup plus que les entreprises pauvres. Les personnes riches polluent beaucoup plus que les personnes pauvres. On pourrait conclure (mais ce serait évidemment insuffisant) que le problème est là : il y a trop de riches. Donc si l'on voulait résoudre le problème avec des solutions malthusiennes (et absurdes), il suffirait de diminuer la natalité des riches. Cette farce est brillamment illustrée dans le film Idiocracy, avec la comparaison entre la natalité des riches et des pauvres.

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Revenons à des raisonnements plus sérieux... Le problème est que notre façon de vivre n'est pas soutenable, et que les plus riches sont les plus désastreux. Nous, riches occidentaux, devons donc changer de façon de vivre et décroître. Arrêtons de donner des leçons de natalité, c'est à nous de changer. Au passage, le fait de changer de mode de vie et d'arrêter d'acheter des SUV (par exemple) évitera peut-être aux personnes pauvres d'en avoir envie pour imiter les riches.

La banalité du mal

Mais pourquoi suis-je si en colère quand j'entends cet argument ? Pourquoi le produit d'une simple erreur me choque à ce point, viscéralement ? Jusqu'à la seconde édition de 1803, l'Essai sur le principe de population de Malthus contenait le paragraphe suivant, dit allégorie du banquet, qui dit les raisons de ma colère.

Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut pas le nourrir, ou si la société ne peut pas utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution.

Thomas MalthusÉconomiste

Les pauvres peuvent bien mourir. S'ils ne servent à rien et pèsent sur le monde, qu'ils disparaissent. Je crois c'est la chose que je ne digère pas, la sensation que des riches donnent leur avis sur le droit à l'existence des pauvres. Je trouve ça absolument indigne : esclavagiste, féodaliste, colonialiste et suprémaciste. Esclavagiste parce que les personnes sont réduites à l'état de ressources, dont les maîtres disposent. Féodaliste, parce que les puissants des pays riches appuient en cascade sur les puissants des pays pauvres afin de contrôler la natalité des citoyens pauvres des pays pauvres. Colonialiste, parce que les occidentaux pensent savoir ce qui est bon pour le reste du monde, et tentent de l'imposer. Suprémaciste, parce que les riches qui se donnent le droit d'émettre leur avis se pensent fondamentalement supérieurs aux pauvres que leur avis concerne.

Sur le fond, je ne sais pas s'il y a trop d'humains sur Terre ou pas. Je ne sais pas si nous pourrions vivre toutes et tous dans le donut de Kate Raworth, entre le plancher social et le plafond écologique.

Ce que je crois, c'est qu'il y a de la dignité à ne pas donner de leçons sur les problèmes que l'on a nous-mêmes causés, et qu'on peine à résoudre. Je crois qu'il nous faut balayer devant nos portes, et réduire nos impacts sur l'environnement : remettre en question nos modes de vie, nos façons de nous nourrir, de nous vêtir, de nous loger, de nous déplacer, de travailler... Et je crois qu'il faut au plus vite réduire les inégalités, notamment en taxant très fortement les plus hauts revenus, en limitant légalement les écarts de salaire, en redistribuant les patrimoines au moment de l'héritage...

Ce que j'espère, c'est qu'en vivant de façon plus équilibrée, nous nourrirons collectivement des imaginaires plus soutenables. Réduire les inégalités, améliorer les capabilités, au sens d'Amartya Sen, promouvoir la démocratie à tous les niveaux de la société...

Une dernière chose... Quand cet argument est brandi par une personne qui a plus de deux enfants, ça ne peut être que de l'humour.

Références

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Arnaud Levy

Co-fondateur de la coopérative noesya, développeur. Maître de conférences associé et directeur des études du Bachelor Universitaire de Technologie (BUT) Métiers du Multimédia et de l'Internet (MMI) à l'Université Bordeaux Montaigne. Chercheur associé au laboratoire de recherche MICA. Référent Approche par Compétences (APC) auprès de l’ADIUT.