Qui détruira la blockchain ?

Tout ce bruit sur la blockchain et le bitcoin m’a donné envie de comprendre. Voilà ma petite enquête.

Photo by Markus Spiske on Unsplash

Je me méfie de la hype. Dans mon expérience, je suis plusieurs fois revenu en arrière après avoir tenté d'utiliser une technologie nouvelle, parce qu'elle était inefficace et inadaptée. Beaucoup de travail pour très peu de résultat. Ne serions-nous pas dans un cas similaire ? Much ado about nothing ?

Looking for Satoshi

D'abord, le document fondateur de 2008. Où l'on apprend que Satoshi Nakamoto, dont on ne connaît pas l'identité à ce jour, a imaginé un système de paiement sans intermédiaire ni tiers de confiance, qui est fiable tant que la majorité des contributeurs (nodes / CPU power) est honnête.

La blockchain est une méthode permettant de créer un registre distribué, c'est à dire un genre de livre de comptes recopié sur de nombreux ordinateurs. Concrètement, il s'agit d'un fichier dupliqué sur chacun des ordinateurs impliqués, listant la totalité des transactions effectuées. Une technique cryptographique excessivement gourmande en électricité permet de valider des enregistrements (groupés en blocs), pour qu'ils soient inscrits au registre.

Une personne peut créer plusieurs nodes, qui correspondent plus ou moins à un parc d'ordinateurs, réels ou virtuels. Si la moitié ou plus (51 %) des ordinateurs impliqués dans la blockchain tente de tromper le système, il n'est plus fiable.

Depuis plusieurs années, Google, Apple, Facebook, Amazon, et de nombreux états sont en capacité de déployer des quantités colossales de processeurs à la demande. Cela signifie que vous pouvez disposer de 1000 ordinateurs en quelques minutes, pour le temps que vous voulez. C'est juste une question d'argent. Tous les acteurs susceptibles d'utiliser leurs infrastructures, légalement ou pas, sont donc en mesure de subvertir la blockchain et le bitcoin.

Comment ce hack se passe-t-il ? A partir du moment où un acteur contrôle 51 % des nodes, il peut réécrire la réalité. Il crée une fourche dans la continuité des opérations. Toutes les opérations qui arrivent après cette fourche disparaissent. Et le hacker peut tout réécrire comme il le souhaite à partir de là. Ça vous rappelle quelque chose ? Biff Tannen ?

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Il existe aussi des blockchains privées, dont je ne parle pas dans cet article.

Is that all there is ?

On peut donc se dire que ce système n'a pas beaucoup d'avenir, tant le postulat initial est fragile. D'ailleurs, les hacks sont nombreux, au point d'avoir un top 25 en cours de rédaction. Bruce Schneier, "security technologist", enseignant à Harvard, nous le dit:

Il n’y a pas de bonne raison de faire confiance à la blockchain.

Bruce Schneier

Bruce SchneierHarvard Kennedy School

Et pourtant, en 2019, bitcoin et blockchain font partie du paysage technologique, et en constituent même une composante vibrante de buzz et de hype. Pourquoi ?

Le bitcoin est une crypto-monnaie, c'est à dire une monnaie qui ne dépend pas d'une banque, mais d'un protocole technique. Les transactions inscrites dans la blockchain sont des échanges de bitcoins entre 2 personnes. L'idée est une forme de techno-anarchie appliquée à la monnaie : fournir une infrastructure technique permettant de supprimer le besoin d'état ou de grande entreprise.

Il y a environ 17 millions de bitcoins en circulation, pour une valeur totale d'environ 41 milliards de dollars. Il est important de comprendre que le bitcoin est une denrée limitée (à 21 millions environ), dont la vitesse de découverte (le minage) est conçue comme un parallèle avec l'or. Le minage est un genre de casse-tête : il s'agit de trouver une combinaison de caractères qui correspond au bloc, comme une clé correspond à une serrure. Pour rémunérer les gens qui font tourner leurs ordinateurs afin de résoudre ce casse-tête, quand un bloc est validé grâce à leurs calculs, ils reçoivent des bitcoins en récompense. Cela nécessite de très nombreux calculs. Au début, le casse-tête est assez facile. Plus il y a de bitcoins, plus la difficulté augmente, afin de ralentir le processus et d'éviter l'émission trop rapide d'un grand nombre de bitcoins.

Plus important encore, cette limitation, tout comme la difficulté du minage, est entièrement artificielle, c'est une pure construction de l'esprit. La fin théorique de la possibilité d'extraction serait située, à la vitesse actuelle, en 2140, suivant donc une progression logarithmique : 10 ans pour extraire 17 millions, 120 ans pour extraire 4 millions.

On dispose donc d'un système permettant de transformer de l'électricité en argent, c'est à dire, d'un point de vue écologique, de dépenser l'une des ressources les plus précieuses, l'énergie, pour générer une construction mentale. L'or est réel, pas le bitcoin : il n'y a pas de montagne à creuser, juste des métaphores. Et si ces métaphores représentent une valeur très incertaine, à la volatilité très importante, le coût environnemental, lui, est certain.

Le bitcoin est une anti-éolienne : un système qui transforme l’énergie en vent.

Photo by Thomas Griggs on Unsplash

Cela me fait penser à la situation décrite par Jared Diamond dans "Effondrement" au sujet des habitants de l'Ile de Pâques. Les arbres, ressource très limitée et indispensable, ont été utilisés pour produire les fameuses statues, pour des raisons religieuses. Quand les arbres ont manqué, conjointement à d'autres facteurs, les habitants sont morts.

Mais alors, pourquoi le bitcoin est-il utilisé ?

À qui profite le crime ?

Cet excellent article donne la parole à Nicholas Weaver, chercheur à Berkeley, qui nous fournit de nombreuses clefs de compréhension. D'abord, pourquoi utiliser des bitcoins ?

But why do you need such a system ? Because you’re doing a transaction that a central authority would otherwise block, like paying off a hitman or buying drugs. That, in my opinion, is not a system that works.

Nicholas Weaver

Nicholas WeaverBerkeley

La fonctionnalité principale du bitcoin, c'est l'illégalité. C'est à dire la capacité de payer un tueur à gages ou d'acheter de la drogue, de faire circuler de l'argent de façon anonyme. C'est la Suisse de l'Internet. En dehors de cette fonctionnalité, le système est trop instable et trop coûteux en énergie pour être efficace. Pourquoi cette opinion est-elle minoritaire ?

There’s a self-selecting bias. Most people who think this is bogus simply walk away. Those who are believers are believers. Very few people have followed it like I have for five years and still find it ridiculous, but that’s because I’m an academic and I have the space to do it and I find parts of it, especially the criminality, interesting. But the arguments in defense of this stuff are getting loonier and loonier.

Nicholas Weaver

Nicholas WeaverBerkeley

La plupart des sceptiques s'en éloignent. Les croyants sont des croyants. Très peu de gens étudient le système de façon critique et prolongée. Donc en résumé, ça fonctionne très mal, mais personne ne le dit. Mais alors, à qui profite le bitcoin ? 3 types d'utilisateurs :

  1. Believers : des techno-anarchistes passionnés
  2. Speculators : des traders opportunistes, plus ou moins professionnels
  3. Criminals : des criminels de divers acabits

Les premiers sont absolument sincères, ils voient un espace technique nouveau, plein de promesses et d'opportunités. Les seconds cherchent juste à faire de l'argent. Les derniers sont probablement les premiers utilisateurs en terme de volume, ou en tous cas ceux pour qui la technologie présente un réel intérêt.

Vous prendrez bien un peu plus de thé ?

Intéressons-nous à nos techno-anarchistes, passionnés et passionnants (bien qu'un peu Oppenheimer sur les bords). Voyant des limites au bitcoin, un jeune homme nommé Vitalik Buterin lance Ethereum pour en résoudre les problèmes.

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Donc, me direz-vous, le système n'est plus un gouffre énergétique, et n'est plus dépendant de l'honnêteté de la majorité ? Et bien si, en fait. Ce qui change n'est pas là. C'est un peu moins gourmand que le bitcoin en électricité, mais surtout, on peut maintenant faire beaucoup plus que de l'argent avec Ethereum: on peut faire des applications décentralisées.

Dans un système classique, une application web tourne sur un serveur qui est entièrement maîtrisé par une personne ou une organisation. La personne ou l'organisation en question peut changer à tout moment le code ou les données. Les applications décentralisée ne tournent pas sur un seul serveur, mais sur l'ensemble des nœuds du système. Donc, sauf hack, personne ne peut modifier le code ou les données. Plein de choses tout à fait passionnantes émergent.

Une Plantoid

Primavera de Filippi

Primavera de Filippi, artiste et chercheuse, propose avec l'EPSAA une conférence très intéressante sur ces sujets. Dans son travail, notamment, les Plantoids sont fascinants. Des formes de vie autonomes, qui se nourrissent de bitcoins, composées d'une partie logicielle qui utilise le réseau Ethereum et d'avatars physiques produits par des artistes. Les humains (comme des abeilles) sont attirées par la beauté des fleurs physiques et leur donnent des bitcoins. Quand un Plantoid a obtenu suffisamment de bitcoins, de façon complètement autonome, il sollicite des artistes et les paie en bitcoins pour créer une nouvelle version de Plantoid.

Quelles sont les autres applications développées avec Ethereum? De multiples outils pour gérer son identité et son crypto-argent (nommé ETH), Golem, un "super-ordinateur" décentralisé (un clone de Seti, les extra-terrestres en moins), Ujo, une sympathique plateforme de musique en ligne (un clone de Soundcloud), Decentraland, un clone de Second Life, des places de marché en grand nombre, quelques réseaux sociaux, Indorse, un intéressant outil d'évaluation de compétences des développeurs, des jeux qui oscillent entre Magic et Pokemon... Absolument rien d'innovant, juste des clones. Un site référence l'état des applications décentralisées, si le sujet vous passionne.

Il faut garder en mémoire que toutes ces applications sont infiniment plus énergivores que les applications qu'elles clonent. Dans une architecture classique, on utilise un serveur pour l'application et un autre pour la base de données. Dans une architecture décentralisée, on utilise des milliers de serveurs pour héberger le code et faire tourner l'application, et surtout, l'inscription des données dans la blockchain nécessite le travail de minage et sa gabegie énergétique. En termes de paiement seulement, l'Ethereum est 38 fois plus gourmand que l'infrastructure Visa (les cartes bleues) et le bitcoin, 390 fois plus, pour des résultats lamentables : 7 transactions maximum par seconde pour le bitcoin, 15 transactions par seconde pour Ethereum, 24.000 transactions par seconde pour Visa. Un ratio d'efficacité à la pertinence discutable, calculé en divisant la consommation totale par le nombre maximum de transactions par seconde, indique que Visa est 61.111 fois plus efficace que Ethereum, et 1.343.354 plus efficace que Bitcoin.

You say you want a revolution

D'autres groupes de développeurs tentent de poser les bases d'un environnement de développement d'applications décentralisées, avec un angle anarchiste extrêmement clair, comme AragonDAOstack ou Osmose. Tout ça est très sympathique, le design est vraiment beau, le storytelling puissant. L'idée est, grâce à la technologie, de poser les fondements d'une gouvernance décentralisée, et de provoquer une révolution.

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C'est V pour Vendetta qui rencontre Matrix... Mais regardons plutôt les applications développées avec Aragon.

Althea, un système pour créer des réseaux autonomes de routeurs avec un paiement intégré des ressources. Très niche, très geek, bas niveau, même s'il s'agit toujours de crypto-monnaie il y a un aspect réduction de la fracture numérique et autonomie du réseau qui est intéressant.

Auctus, un outil de gestion de portefeuille de crypto-monnaie. On s'adresse vraiment à la deuxième cible, qui cherche à faire de l'argent. Pas tellement Anonymous...

Because of the Internet DAO, plus une intervention artistique autour de Childish Gambino qu'une réelle application.

BlankDAO, une application permettant, derrière un verbiage "brisons les barrières sociales", d'échanger de la crypto-monnaie : "une organisation rendue puissante par les gens, qui vise à briser les barrières de la blockchain sur la voie de la décentralisation, en s'appuyant sur de vraies personnes et pas sur des mineurs".

district0x, un réseau de communautés décentralisées, permettant de publier, voter et payer. En réalité, rien ne marche, c'est juste du discours.

Melonport, un système de crypto asset management. La description est aussi cryptique que les assets, mais il s'agit en fait de portefeuille de crypto-monnaies, encore une fois.

MyBit, derrière un improbable discours ("Our vision is creating a future where people don't have to work and machines pay humans"), un outil de gestion de portefeuille de crypto-monnaies.

The Ocean Protocol, une infrastructure de trading de data. Beaucoup de design et de mots, mais à la fin c'est juste une place de marché de données.

Pool Together, un système (surprise !) de gestion de portefeuille de crypto-monnaie. Je vous laisse apprécier la crédibilité : "100 % chance of getting your money back. This is a no-loss lottery."

The Open Network, un réseau décentralisé de facturation et de paiement.

SpiceVC, encore un système de gestion de portefeuille d'actifs.

VideoDAC, une vague idée de plateforme de paiement dédiée à la vidéo.

Bref... C'est pas vraiment le grand soir.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais l'acte réellement révolutionnaire serait peut-être de faire tomber tout ce système de blockchain, pour des raisons écologiques et humanistes. Non ?

Ce qui serait vraiment anarchiste, et vraiment drôle, ce serait une faille introduite par Satoshi Nakamoto, tellement fine que très peu de gens la voient, et qui permettrait, à un moment spectaculaire, de faire tomber tout le château de cartes.

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À propos de l'auteur

Arnaud Levy

Arnaud Levy

Co-fondateur de la coopérative noesya, développeur. Maître de conférences associé et directeur des études du Bachelor Universitaire de Technologie (BUT) Métiers du Multimédia et de l'Internet (MMI) à l'Université Bordeaux Montaigne. Chercheur associé au laboratoire de recherche MICA. Référent Approche par Compétences (APC) auprès de l’ADIUT.